Le feu crépitait déjà depuis quelques heures au centre du campement. Les hommes rassemblés contemplaient les flammes sans les voir, les lueurs sur leurs visages leur conférant une allure fantomatique, donnant des expressions changeantes aux silhouettes immobiles. Pas un bruit ne troublait le crépitement de la flambée, la nuit même semblant s'être tue, aucun cri, aucune plainte ne perçait le silence, et les hommes, bercés par le feu, étaient plongés dans une torpeur lascive. Chacun méditait, concentré sur les flammes ou les frondaisons de la clairière.
Neithan était assise tout près du foyer, les genoux sous le menton, enveloppée dans une lourde couverture de toile qui sentait l'étable. Elle pensait à diverses choses.
Le contact froid de son arme, au fourreau contre sa cuisse, la rappelait sans cesse à ses devoirs. Chef de clan, à la tête de son alliance. Sur elle comptaient chacun de ses hommes, qu'ils lui soient inféodés ou alliés. Et la pauvreté des ressources qu'elle leur offrait la mettait mal à l'aise. L'homunkulus était une bonne arme, dont la lame, faite d'ivoire incrustée d'entrelacs de nacre, recelait des trésors de magie. Mais c'était un instrument qu'elle aurait autrefois pu fournir à profusion, tandis qu'aujourd'hui, il fallait une persévérance insoupçonnée pour en obtenir une. Rien qu'un jouet comparé aux sceptres qu'elle avait un jour brandis contre ses ennemis. Tout autour d'elle respirait la simplicité, la rusticité, voire le dénuement. Depuis trop longtemps les siens se cantonnaient à vivre en bivouac, au clair de lune, dans des camps au coeur de la forêt. Les tentes en jute avaient fini par devenir leur foyer, et ce feu leur âme. Les visages exprimaient tous une profonde mélancolie, une tristesse qu'aucun ne partageait avec les autres, mais qui constituait un fardeau qu'on pouvait lire à chaque instant de relâchement. Certains pleuraient la perte de leur richesse, de leur train de vie. Mais la plupart souffraient de l'absence ou de la disparition d'un compagnon, d'un ami, d'un frère d'armes... parfois plus.
Des anciens qu'elle avait connus, Ghur n'était jamais reparu. Un message de Dee était parvenu on ne sait comment jusqu'à eux, telle une bouteille à la mer expédiée depuis d'autres horizons. Darky avait disparu, Angelique s'était fondue dans le décor récemment, entraînant Maho dans ses absences de plus en plus répétées. D'autres membres du clan, moins anciens, moins célèbres peut-être, était partis sans laisser d'adresse. Neithan se mordit les lèvres et retint ses larmes en songeant à Dilly. Aucun des disparus n'était remplaçable, aucun d'entre eux ne pouvait s'oublier, mais aucun n'avait compté autant pour Neithan que Dilly. Plus qu'une combattante émérite. Plus qu'une maîtresse. Plus que la femme de sa vie. Une part d'elle-même. Une épaule sur laquelle se reposer. Une épaule sur laquelle pleurer. Tant d'épreuves affrontées ensemble. Tant de fois retrouvée, et autant de fois perdue... Quand la reverrait-elle ? Elle lui avait promis de revenir. Elle reviendrait.
Le feu n'était plus qu'un amoncellement de braises rougeoyantes quand Neithan sortit de sa rêverie. Les ténèbres refluaient déjà devant l'aube, Shillen fuyait devant Einhasad. Apocalypse se tenait derrière Neithan, accroupi, la main sur l'épaule de l'elfe.
« Le jour se lève. Il faut partir maintenant. »
Neithan inclina la tête et jeta un coup d'oeil alentour. L'instant d'après, elle était debout, la couverture à ses pieds, remettant de l'ordre dans sa tenue.
« Levez le camp. »
Elle partit à grandes enjambées, se dirigeant vers le levant, où la nuit céderait bientôt sa place à l'aurore. Apocalypse ramassa la couverture. Elle était imprégnée de larmes.
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